Ces dernières semaines, le secteur du portage salarial a été pas mal secoué. Par l’annonce de la mise en redressement judiciaire de Ventoris, acteur historique du portage (Franck Marcq a créé le groupe en 2007 bien avant l’encadrement juridique du dispositif) puis par sa liquidation judiciaire prononcée le 30 juin dernier par le tribunal de commerce de Bordeaux.
Rassurez vous, on ne va pas sombrer dans le catastrophisme dans cet article. On le sait, les défaillances d’entreprises font partie de la vie économique (41 316 défaillances au total en France en 2022, 22 757 de janvier à mai 2023).
Mais cette nouvelle nous a donné envie d’aller plus loin dans l’analyse d’un marché qu’on connait bien. Après avoir échangé avec de nombreux dirigeants d’EPS, on partage humblement avec vous les grandes tendances du secteur.
Une concurrence accrue, des marges qui s’effritent
Avant d’entrer dans le vif du sujet, arrêtons-nous un bref instant sur l’histoire du portage. Vous ne le savez peut-être pas, mais ce dispositif est né dans les années 80. Deux associations d’anciens cadres imaginent un moyen permettant à leurs adhérents, des cadres seniors qui peinent à retrouver un emploi en CDI, de réaliser des missions en freelance tout en bénéficiant du statut de salariés. A l’époque, leur principal besoin est d’assurer une continuité de régime avec le régime général pour la retraite.
Pas d’encadrement juridique, des relations compliquées avec l’Urssaf, Pôle Emploi et l’inspection du travail. Les premiers entrepreneurs du portage sont clairement des pirates qui naviguaient en eaux troubles.
Mais à force de travail, d’abnégation (et de lobbying 😉), ils ont su imposer le portage salarial dans le paysage de l’emploi en France.
Une ordonnance qui encadre (enfin) le dispositif en 2015, une convention collective signée à l’unanimité des partenaires sociaux. Le dispositif est aujourd’hui sécurisé et il séduit chaque année de plus en plus de monde.
Tout ce travail a permis à d’autres entrepreneurs de s’engouffrer dans la brèche 😊.
On comptait 225 entreprises de portage salarial en 2015. On en dénombre 394 en 2020 (+ 75 % sur la période) et je peux facilement avancer qu’on devrait frôler les 500 entreprises en 2023 (👉 pour savoir comment choisir ton entreprise de portage salarial).
Les salariés portés ont désormais l’embarras du choix. Ce qui n’est pas sans conséquence sur le secteur, vous vous en doutez.
Historiquement, l’accompagnement des salariés portés fait partie intégrante des services proposés par une EPS. Le portage salarial n’est pas l’affaire d’une simple transformation du chiffre d’affaires en salaire. Il présente de nombreux avantages mais le principal avantage reste pour moi le fait de pouvoir être accompagné par des professionnels en mesure de répondre à ses questions (comment je fixe mes prix ? comment je définis mon offre ? Quel est le meilleur moyen de transformer mon expertise en prestation ? …).
Le fait d’investir du temps pour ses salariés portés a un coût certain pour une EPS. C’est d’ailleurs pour cela que la majorité des EPS d’entre elles prélevaient entre 8 et 12 % du chiffre d’affaires d’un salarié porté au titre des frais de gestion il y a encore 5 ou 6 ans.
L’arrivée de nouveaux acteurs 100% digitaux et la concurrence accrue a fait baisser les frais de gestion du secteur. Plusieurs dirigeants me confiaient récemment être de plus en plus challengés sur leurs tarifs.
Frais de gestion plafonnés voire même fixes, dégressifs en fonction du chiffre d’affaires encaissé sur l’année, offre différenciée en fonction des options choisies (déduction des frais professionnels, accompagnement individualisé, épargne salariale, formation nécessitant Qualiopi …), les EPS rivalisent d’ingéniosité pour se différencier. Mais globalement les frais de gestion ont bel et bien baissé.
Les acteurs du secteur vivent une situation paradoxale. Les marges du secteur s’effritent alors que l’exigence des consultants est de plus en plus forte (zéro frais cachés, pression sur la déductibilité des frais pro, application digitale et instantanéité, avance totale sur salaire …). A mon avis ça s’explique de deux façons :
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- Une meilleure connaissance du portage chez les futurs salariés portés (ce qui est une bonne chose bien évidemment 😉) ;
- L’arrivée de nouveaux profils. Des profils qui sont davantage dans une logique de maximisation de leur taux de transformation (CA => salaire).
Cette situation met aujourd’hui en difficulté certains acteurs.
Romain Souilliart, co-fondateur d’Embarq me confiait récemment qu’il ne referait probablement pas le choix de lancer une entreprise de portage en 2023 compte tenu des contraintes actuelles (il a créé Embarq en 2017 avec Clément Escande). Alors même que sa société se porte à merveille (plus de 900 salariés portés ; bientôt 100 millions de CA). Les marges actuelles ne leur auraient par exemple pas permis de réaliser les investissements qu’ils ont fait pour digitaliser les outils qu’ils proposent à leurs salariés portés.
Je suis convaincu que le secteur n’a rien à gagner à rentrer dans une course effrénée à la baisse des frais de gestion. Pour conserver sa spécificité et apporter de la valeur aux consultants, le portage salarial doit rester qualitatif.
Un glissement vers un marché BtoB
En parallèle de la baisse des marges, un autre mouvement semble se dessiner sur le secteur du portage salarial : la montée du BtoB.
Whaaaat ? Je ne comprends rien, tu peux m’expliquer ? (Avouez que ce n’est pas super clair la montée du BtoB).
Bon je t’explique, le process classique en portage, c’est :
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- Un consultant indépendant qui recherche (et trouve, sinon pas de portage) une mission auprès d’une entreprise cliente, négocie le prix et les conditions d’exécution de la mission ;
- Puis s’adresse ensuite à une entreprise de portage salarial qui va le salarier (il signe un contrat de travail) en contrepartie du versement d’une partie de son chiffre d’affaires (les fameux frais de gestion évoqués plus haut) ;
- Et enfin son entreprise de portage salarial contractualise avec l’entreprise cliente sur la base des éléments négociés par le salarié porté.
On est ici sur un marché BtoC (pour Business to Consumer) où le consultant représente le consommateur. Les sociétés de portage sont contactées par les consultants une fois que ceux-ci ont trouvé leur mission.
Dans ce schéma, elles ont fortement intérêt à être connue localement et surtout à être visible sur internet. Ce qui explique que la plupart des EPS se soient lancées massivement dans la production de contenu pour être mieux référencées (#SEO #inbound marketing).
Mais à mesure que le portage se démocratise, le marché évolue. Plusieurs sociétés de portage m’ont fait part de la montée de l’apport d’affaires par des intermédiaires (cabinet de recrutement, cabinet de management de transition …) ou directement par des entreprises clientes dans leur modèle économique.
Chez certaines EPS, cette part frôle les 50 % (50 % du volume d’affaires vient des consultants en direct, 50 % provient de l’apport d’affaires).
Concrètement, cela veut dire qu’un cabinet de management de transition (chargé de trouver des missions à des profils freelances) passe un partenariat avec une ou plusieurs entreprises de portage et qu’il propose le portage aux profils à qui ils trouvent des missions.
Tu peux par exemple le voir ici, avec un extrait du site internet d’un cabinet de management de transition.
Pour les entreprises clientes, c’est légèrement différent. Cela concerne souvent les grands comptes. En effet, pour travailler dans certaines entreprises, il est nécessaire d’être référencé auprès de leur service achat.
Les donneurs d’ordre référencent donc une ou plusieurs sociétés de portage et orientent les freelances avec qui ils veulent travailler vers ces entreprises.
Les EPS ont donc de plus en plus intérêt de compléter leur stratégie tournée vers les freelances d’une stratégie orientée BtoB (comment nouer des partenariats stratégiques ? Comment référencer mon entreprise auprès des donneurs d’ordre ? …).
Une concentration plus forte du secteur
Baisse des marges et glissement vers un marché BtoB encouragent fortement au rapprochement des acteurs du secteur.
Amorcé depuis quelques années (quelques exemples ci-dessous), ce mouvement devrait se poursuivre comme en témoigne plus récemment l’acquisition d’Openwork par Freelance.com (Ad’missions, Valor).
- En 2019, ITG se rapproche d’Invisia (ABC Portage, Links Consultants, FCI Immobilier) pour former le leader du secteur sur le marché français (Freeland) ;
- En 2020, Talorig rejoint 2i Group (2i Portage) ;
- En 2021, Proman fait l’acquisition de Coalise après le rachat d’Akuit (2020) ;
- En 2022, Ventoris rachète Web Portage et Sud Convergences …
Mais la stratégie de croissance externe menée par certains des plus gros acteurs du secteur ne semble pas être la seule à fonctionner. Les groupes de portage ont entrepris une diversification forte de leur offre.
Freeland se positionne comme le partenaire privilégié des freelances et consultants indépendants (plateforme de missions favorisé par le rachat de Codeur.com ; portage salarial ; service à destination des micro-entrepreneurs avec auto-entrepreneur.fr ; centre de formation pour accompagner les freelances dans le développement de leur activité). La taille du groupe lui permet également d’être un interlocuteur de choix pour les entreprises voulant faire appel à des freelances.
Freelance.com a multiplié les acquisitions en dehors du portage ces dernières années (Inop’s, Coworkees) pour se positionner comme un apporteur de solutions pour les entreprises souhaitant faire appel à des ressources externes (positionnement résolument BtoB vous en conviendrez 😉). On remarque d’ailleurs que le portage ne constitue plus que 47 % de son chiffre d’affaires en 2022 et 27 % de son chiffre d’affaires sur le périmètre France.
En parallèle de ces groupes qui visent le milliard d’euros de CA à horizon 2025, les entreprises qui souhaitent miser uniquement sur le portage vont devoir se démarquer par une offre résolument qualitative et investir dans des outils digitaux à destination de leurs salariés portés.
On a écrit plus d’une centaine d’articles sur le portage salarial. Si vous avez des besoins en création de contenu, n’hésitez pas à me contacter directement (kgaillardet@lafaabrickcherdet.fr) ou à passer par notre formulaire de contact.