Interview #8 – Hervé Novelli, la micro-entreprise, quinze ans après

février 27, 2024

Le régime de l’auto-entrepreneur (désormais rebaptisé micro-entreprise) est né le 1er janvier 2009 grâce la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008.

Hervé Novelli était secrétaire d’Etat chargé du commerce, de l’artisanat, des petites et moyennes entreprises à l’époque quand il a conçu ce régime simplifié pour les entrepreneurs individuels très novateur qui a permis aujourd’hui à des millions de personnes de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. Chez L’Archipel, les formes alternatives d’activité (FAA), c’est notre passion et la micro-entreprise fait bien évidemment partie de celles que nous étudions de près.

Pour célébrer les 15 ans de ce dispositif, il nous fait aujourd’hui le plaisir de répondre à nos questions, il y en a beaucoup, donc c’est parti, entrons tout de suite dans le vif du sujet.

Hervé Novelli micro-entreprise 15 ans

 

Merci à Hervé Novelli d’avoir répondu à nos questions.

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Monsieur Novelli, bonjour ! L’auto-entreprise devenue micro-entreprise le premier janvier 2016 est, on peut le dire, un véritable succès dans les chiffres : 2,7 millions ouvertes à fin juin 2023, et plus de 25 milliards d’euros de chiffre d’affaires générés par an. Les Français l’ont clairement adoptée.

 

Premières questions : quand vous avez créé ce dispositif, quel était votre objectif ? Aviez-vous anticipé un tel succès ?

 

Quand je suis arrivé au ministère de l’Économie en juin 2007, je m’étais fixé comme objectif de simplifier l’univers complexe de l’entrepreneuriat. Avec cette idée en tête, j’ai rapidement mis en place trois groupes de travail à Bercy chargés de travailler sur trois thèmes liés à la création d’entreprises : la fiscalité, le social et le réglementaire. Ces groupes de travail composés de praticiens, entrepreneurs, avocats, notaires, experts comptables avaient des consignes claires : donner sur ces trois sujets les mesures de simplification les plus importantes et radicales à leurs yeux. …

Les travaux ont été rendus fin 2007 et au premier rang des propositions, celle qui est apparue comme la plus « nécessaire » était la création d’un régime simplifié d’activité.

Ensuite nous avons mis en place un nouveau groupe de travail, nommé un expert, en l’occurrence François HUREL à l’époque (Ndlr : aujourd’hui président de l’UAE, l’union des auto-entrepreneurs), afin qu’il rédige un rapport sur la création d’un régime simplifié d’entreprise. Ce travail m’a servi notamment à convaincre les administrations en charge de valider le bien-fondé du projet. Une fois cette « étape » passée, nous avons adapté ledit rapport à la sauce du cabinet : nous avons rapidement mis en place une immatriculation en ligne et la fusion des prélèvements sociaux et fiscaux, sujet révolutionnaire à l’époque.

Au départ, nous voulions donc aider les personnes qui souhaitaient créer une entreprise à mettre le pied à l’étrier en minimisant les risques notamment grâce à la règle : « pas de chiffres d’affaires pas de charges ». Il y avait une idée de pouvoir tester son activité finalement.

Mais très vite, deux typologies d’utilisation de l’auto-entreprise sont apparues, avec pour fondement deux volontés complètement différentes :

  • Le projet de création d’entreprise à proprement parlé ;
  • Le souhait de compléter ses revenus: par exemple le retraité, le salarié, l’étudiant désirant arrondir leurs fins de mois.

Rapidement le succès a dépassé la seule simplification qui en avait été le but initial.

Je me rappelle avoir inauguré en octobre 2008 un salon des TPE/PME dans lequel un stand sur l’auto-entreprise renseignait déjà sur le sujet alors que le régime n’existait pas encore officiellement !

Une queue interminable se tenait dans le salon pour venir découvrir ce nouveau mode d’entrepreneuriat. Je me suis dit qu’il se passait quelque chose

On a créé un site internet dans la foulée, toujours avant la mise en place officielle du dispositif : 30 000 personnes se sont inscrites pour se renseigner en quelques semaines…

Je me suis rapidement rendu compte que ce que nous avions créé répondait à des enjeux sociaux plus grands.

Qu’est ce qui a contribué selon vous au succès fulgurant de la micro-entreprise ?

 

Deux révolutions silencieuses ont selon moi largement contribué à la réussite et à la pérennisation du régime :

  • La révolution numérique d’une part : elle a permis de faire rencontrer une offre et une demande grâce à une simple application ou un téléphone. Cela a clairement dynamisé le statut, c’était un premier et puissant accélérateur qui a facilité la mise en relation de nombreux auto-entrepreneurs avec des entreprises clientes. Pour comprendre l’ampleur des changements induits par cette « révolution », on peut citer l’exemple de la croissance fulgurante du E-commerce. A cette époque (il y a seulement 15 ans !) le secteur représentait seulement quelques millions d’euros de chiffre d’affaires, aujourd’hui cela se compte en centaines de milliards…
  • La révolution des mœurs d’autre part, finalement aussi puissante et durable avec de nouvelles aspirations des individus. De nombreuses personnes voulaient se prendre en main, choisir leur avenir, construire leur propre activité, et finalement entreprendre.

C’était aussi une remise en cause implicite de notre modèle sociétal. Nous sommes passés d’une société industrielle à une société de service. La construction normative et sociale française est assise sur un modèle industriel, mais notre société a profondément changé en peu de temps finalement, et nous ne nous sommes pas encore complètement mis à la page. Les attentes et les besoins sont différents et les formes alternatives d’emploi, et notamment l’auto-entreprise, répondent mieux à ces bouleversements.

Ces changements économiques et sociétaux profonds appellent à l’autonomie, à la liberté de travailler, et accompagnent la mutation de l’entreprise. Sans dire que le modèle pyramidal est obsolète, on assiste tout de même à une volonté de la part de plus en plus d’entreprises d’embrasser des modes d’organisation et de gestion plus horizontaux en impliquant mieux leur collectif de travail.

Tous ces phénomènes que j’ai décrits sont concomitants et présentent pour moi un caractère irréversible.

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Ce régime fait encore l’objet de nombreuses critiques et subi l’ire d’un certain nombre de détracteurs qui voient dans la micro-entreprise, notamment, la possibilité de contourner les règles du salariat.

Que pensez-vous de cette position que l’on retrouve d’ailleurs dans le débat des travailleurs des plateformes de mobilité ?

 

Le droit du travail s’est toujours caractérisé par une forte rigidité.

Lorsque l’intérim est arrivé en France, les syndicats y étaient fermement opposés. Ils y voyaient à l’époque tous les défauts que l’on reproche aujourd’hui à la micro-entreprise et aux plateformes de mise en relation. Aujourd’hui les partenaires sociaux négocient des accords de plus en plus protecteurs pour les intérimaires. C’est même devenu la forme d’emploi incarnant la flexisécurité à la française.

Le problème est qu’en France le secteur est maintenant en situation de monopole, et ça ce n’est jamais une bonne chose ! Dans d’autres pays où l’intérim existe également, l’utilisation des différentes formes d’emploi est plus équilibrée. Il faut qu’ils acceptent l’avènement « d’outsiders », comme les plateformes d’emploi, comme ils l’ont été eux-mêmes il y a plus de 30 ans maintenant. En réalité il y a des besoins et de la place pour tout le monde, on le voit bien avec des exemples internationaux.

J’entends également parler de procès dans certains secteurs, notamment en tension, et de la concurrence déloyale entre l’auto-entreprise avec le salariat. Mais quand on regarde certains métiers de ces secteurs, ils ne trouvent même plus de salariés pour occuper les postes… Finalement l’idée que l’auto-entrepreneur vienne faire concurrence à des postes qui ne sont pas pris, c’est amusant !

Adaptons le droit pour mieux protéger ces indépendants et laissons-les travailler !

Je regrette les atermoiements des pouvoir publics, et pourtant notre Président est un défenseur de l’entrepreneuriat. C’est lui qui maintient le cap face à la directive européenne sur la présomption de salariat des travailleurs des plateformes par exemple, qui risque de fragiliser la situation de centaine de milliers de personnes.

Quand j’ai présenté mon idée d’intégrer dans le Code du travail une définition positive du travail indépendant au cabinet d’Elisabeth Borne à Matignon, on m’a répondu que je voulais « m’attaquer à la face nord de l’Everest » (Rires).

Il reste pas mal de chemin à faire.

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Une autre « limite » citée est la « vision sociale » projetée par le régime, souvent synonyme de précarité. Après le doublement des plafonds, c’est encore vrai selon vous ?

 

Pour illustrer votre question, on peut déjà évoquer le changement de nom du régime que je n’ai certainement pas appelé de mes vœux ! Je préfère évidemment le nom « auto-entrepreneur » à celui de « micro-entreprise ». Le premier à une connotation différente :  j’entreprends moi-même, je me mobilise. Le mot « micro » renvoie une image de précarité, c’est plus petit, moins abouti…

On a voulu tuer le nom mais ils n’ont pas eu le statut ! (Rires).

Au-delà de cela, cette image de précarité est largement médiatisée à travers les conflits VTC/Taxi avec Uber EAT ou encore Deliveroo. Or les chiffres montrent l’inverse : le revenu moyen de l’auto-entrepreneur s’améliore d’année en année. On se rapproche de plus en plus d’un SMIC salarial, la précarité s’atténue au fil du temps et de la structuration du marché.

Pourquoi cette image perdure pour autant ?

Il faut dire que quelques idées reçues, entretenues savamment par certains, ont la vie dure :

  • Les indépendants n’ont pas droit à la retraite ? C’est totalement faux. L’activité entrepreneuriale crée par essence de l’intermittence et le mode d’acquisition des droits à retraite n’est pas encore pleinement adapté à ce modèle. Ce n’est pas pareil d’être salarié ou indépendant, donc oui il faut mettre en place des systèmes ad hoc sur certains points précis comme des assurances complémentaires en matière de retraite par exemple en partie prises en charge par les donneurs d’ordre que sont les plateformes d’emploi ;
  • Il y a une différence entre les droits de la femme enceinte indépendante et salariée ? Aucun.
  • En matière d’assurance maladie les droits sont différents ? Idem, c’est faux sauf le délai de carence.

Bien sûr des spécificités sont à prendre en compte, et des modifications législatives profondes doivent être faîtes !

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Le développement du numérique et de la technologie ont accéléré les mutations du travail et ainsi profondément modifié la structure de l’emploi : le travail indépendant, avec près de 4,5 millions de personnes, n’est plus un phénomène à la marge.

De manière concomitante, et forcément liée, l’aspiration des gens joue un rôle important dans le développement du travail indépendant.

La micro-entreprise répond en grande partie à toutes ces aspirations, mais cette extrême facilité de création cache une autre réalité : se lancer dans l’entrepreneuriat est une gageure, et encore plus avec ce régime où l’on peut, faute d’accompagnement, se retrouver rapidement seul et démuni face à ce que l’on pourrait appeler un « syndrome de la page blanche ».

 

Comment selon vous pallier cette difficulté ? Faut-il réinventer notre modèle social et mettre en place une « protection sociétale » des indépendants, et notamment des micro-entrepreneurs ?  Quelles pistes de réforme législatives faut-il privilégier selon vous ?

 

Comme je le disais tout à l’heure, les mutations en marche ont selon moi un caractère irréversible. Du fait de cette irréversibilité, il y a une réelle urgence à s’adapter, adapter le droit, la protection sociale voire sociétale des indépendants et des auto-entrepreneurs.

La brutalité à laquelle nous serons confrontés si l’on ne fait rien n’est aujourd’hui ni mesurée, ni comprise. Il est urgent que le législateur vienne chapeauter ces mutations.

Mais soyons honnêtes, nous faisons face à plusieurs blocages :

  • Blocage d’une société fondée sur un dialogue social parfois conservateur, avec des syndicats de salariés et des organisations professionnelles qui n’ont pas pris la mesure des changements à l’œuvre depuis déjà des années, et perdent du temps en défendant encore « l’ancien modèle » ;
  • Blocage lié au manque de prise en compte, voire de compréhension, du sujet des indépendants par le législateur, et ce sur plusieurs points : 
    1. Un manque de connaissance et reconnaissance du travail indépendant ! Essayer de faire comprendre aujourd’hui aux administrations d’Etat que le Code du travail ne doit plus uniquement concerner le travail salarié est une gageure. Peut-être faut-il mettre en place un Code de l’activité professionnelle ou simplement modifier le Code du travail actuel en créant un titre supplémentaire dit du « travail indépendant » ?
    2. Un manque de courage qui induit une frilosité de nos gouvernants de prendre pleinement le sujet à bras le corps le sujet : la création de l’ARPE en est une parfaite illustration (Ndlr : Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi). Pourquoi limiter ce formidable espace de négociation au seul secteur des transports ? La régulation et la négociation dans ce secteur, c’est bien, mais pourquoi ne pas avoir vu plus grand ? 1,5 à 2 millions de personnes ne sont pas prises en compte, on passe encore à côté de l’objectif avec des mesures qui concernent 10% de la population réellement concernée ;
    3. Un manque de lucidité et de prescience face au développement incontestable du travail indépendant ! Quelle protection est mise en place concrètement que ce soit pour les entreprises qui font appel à des auto-entrepreneurs (risque de requalification) ou ces indépendants eux-mêmes (protection sociétale) ? Si l’on veut faire une analogie historique, c’est comme si le législateur au début du vingtième siècle avait légiféré pour empêcher l’avènement de l’automobile pour maintenir et développer les fiacres et le métier de cocher. Finalement, on ne fait qu’ accélérer la paupérisation, puisque on le voit bien, cela s’impose à nous, notre société mondialisée l’induit. Donc autant l’adapter avec nos outils et nos idées, et en France nous en avons plein, plutôt que subir et déplorer la casse sociale.
    4. Un manque de courage politique enfin, pour mettre fin à l’insécurité juridique qui plane encore et toujours sur nos entreprises… notamment avec la Directive européenne de présomption de salariat pour les chauffeurs et livreurs. Quel est l’objectif final ? Requalifier 4 à 5 millions de personnes, et détruire le modèle ? On va détruire des pans entiers de l’économie et remettre au chômage ces personnes ? Pour l’instant la France s’y oppose au niveau européen.

Finalement mon constat est que beaucoup ont intérêt de garder le statu quo.

Alors qu’en adaptant le droit au fait, on peut faire en sorte que toutes les parties prenantes soient préservées. Il ne s’agit pas d’organiser un « grand remplacement » des salariés par les indépendants mais de prendre en compte les besoins de plus en plus de personnes qui souhaitent travailler différemment.

Je vais vous donner deux exemples rapidement de réformes applicables tout de suite. L’accès au prêt bancaire et au logement sont des sujets importants pour les auto-entrepreneurs. On veut régler cette difficulté ? Il suffit de créer au sein de la BPI (qui aide déjà des entreprises à financier leur développement) un « guichet » pour les indépendants qui permettrait à cette banque publique d’investissement de se porter caution pour eux et ainsi offrir les garanties nécessaires pour rassurer les banquiers et bailleurs. Ces garanties d’Etat existent déjà dans certains cas pour les PME et grandes entreprises !

Notons que nous parlons de quelques dizaines de millions d’euros pour régler un sujet de société majeur, alors que les fonds de la BPI, c’est plusieurs milliards d’euros disponibles…

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Chez l’Archipel, nous sommes assez convaincus que le principal enjeu des entreprises est de s’adapter à ces nouvelles aspirations et à ces nouveaux modes de collaboration en les intégrant dans leur modèle de croissance.

Que pensez-vous de cette assertion tout d’abord et ensuite, quelles seraient les pistes pour que les entreprises se saisissent pleinement du sujet ? Qu’est ce qui bloque encore pour arriver à ce que certains appellent « l’entreprise étendue » ?

 

Tout est dit !

L’entreprise dite étendue se définit par sa raison d’être, et non par son lieu d’établissement, son siège social ou son simple objet social. On revient à ce qu’est vraiment une entreprise : une association d’individus, qui pensent et avancent ensemble, plus qu’une entité géographique désincarnée.

Le développement du télétravail, et du numérique plus largement, en témoigne, l’idée de cohésion sur un lieu unique et l’expression unique sont révolues.

La première chose à faire si l’on veut « débloquer » la situation est donc de prendre en compte cette mutation du travail.

Si on fait cela, cela nous conduit à admettre que le lien de subordination a évolué, qu’il est plus fragile que par le passé.

Lorsqu’advient la société salariale, Karl Marx y voit d’ailleurs une nouvelle forme d’esclavage. La réponse des syndicats pour amodier « cette nouvelle forme d’esclavage » est la mise en place d’un contrat de travail, avec les protections diverses associées que l’on connaît.

Mais ce lien aujourd’hui n’est plus le même. Quand on est en télétravail, à l’autre bout de la France, ce lien n’a plus de sens, les salariés sont de plus en autonomes.

La révolution numérique porte les indépendants comme la nuée portait l’orage.

Ces évolutions ne se feront pas en un jour, nous n’assisterons ni vous ni moi à une substitution de l’un à l’autre, non.

Pour autant, il est de notre responsabilité de préparer demain, et d’assurer pour les générations futures une forme harmonieuse de coexistence entre les différents modèles de travail.

Pour finir, qu’est-ce que l’on peut souhaiter à la micro-entreprise pour ses 30 ans ? Comment voyez-vous le dispositif évoluer ?

 

Je suis convaincu je le répète que l’on n’arrête pas une révolution technologique en marche, le passé nous l’a prouvé. Les innovations de rupture s’imposent à nous et donc la question est plutôt de savoir comment on s’y prépare. Selon moi on peut faire coexister différents types d’activités, en prenant en compte cette poussée du travail individuel et en l’accompagnant d’innovations de plus en plus structurantes pour l’emploi et l’activité professionnelle.

Je fais un plaidoyer pour que le législateur s’en saisisse, adaptons-nous à cette révolution afin que les gens se réalisent pleinement et préparons l’avenir plutôt que de le subir !

Par Fabrice Richard, Co-fondateur & associé de La Faabrick Cherdet et du média l’Archipel

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