Celles et ceux qui nous connaissent ne seront pas surpris, cette interview est la croisée des chemins de nos deux passions : l’évolution de l’emploi et le Freelancing au sens large, et le syndicalisme.
Thomas AONZO, actuel Président d’Union-indépendants est aussi à la croisée de ces deux mondes pour beaucoup inconciliables.
Freelance lui-même et Président d’une organisation syndicale d’indépendants, nous nous devions chez l’Archipel d’échanger avec ce jeune et ambitieux promoteur d’un avenir meilleur pour les freelances de France et de Navarre ! Bonjour Thomas, et merci ce bel échange en perspective !
Première question, parlons de toi, ta vie, ton parcours, ton œuvre et pourquoi avoir pris cette responsabilité ?
Je suis originaire de Fontainebleau dans la Seine et Marne. J’ai suivi un cursus général en filière S, puis j’ai poursuivi mes études dans l’informatique. J’ai obtenu un DUT en informatique en 2014 à Fontainebleau, via une université dans un IUT de Campagne.
Mon parcours syndical a commencé en licence MIAGE, Master de méthode informatique appliquée à la gestion d’entreprises. J’ai rapidement fait partie du BDE de mon Master, le bureau des étudiants, et là, traquenard !😂
Il y avait déjà une partie militante au sein du BDE, je collaborais avec les autres MIAGE dans toute la France pour organiser diverses rencontres et évènements. C’est grâce à cette expérience que j’ai rencontré de nombreuses associations étudiantes et que j’ai découvert le réseau FAGE.
Je suis assez rapidement devenu président du bureau des étudiants et en parallèle je suis devenu « élu étudiant » en première et deuxième année de Master dans la fédération des étudiants de Nanterre. J’ai administré la FAGE dans mon secteur, et en fin de master 2 on m’a proposé de rentrer au bureau national de la fédération. J’ai tout de suite accepté, et j’ai ainsi poursuivi mon parcours syndical pendant deux années complètes au lieu d’entrer dans le monde du travail classique. Et en deux ans, je suis devenu un des plus Grands Voyageurs de la SNCF avec 280 trajets annuel de TGV 😂.
Cette expérience de deux ans, entre 2017 et 2019 au sein de la FAGE a été riche et marquante dans mon parcours. J’ai découvert les arcanes des milieux syndicaux et politiques, réalisé de l’accompagnement personnel auprès des étudiants, participé à des réformes politiques et systémiques pour la jeunesse et rencontré à de multiples reprises les différents Ministères et notamment celui de l’enseignement supérieur.
C’était passionnant, mais comme tout passion, dévorant ! A la fin de cette aventure, j’ai fait une petite pause en me lançant dans le salariat et en parallèle j’ai créé ma micro-entreprise. Je suis devenu salarié pour une start up dans la tech, tout en exerçant une activité de développement de site web via mon régime de la micro.
On est déjà dans les années 2019-2021, et pendant ma période salariée, j’ai « pris ma carte » à la CFDT, syndicat avec qui j’avais (et j’ai encore) le plus d’atomes crochus. Ils étaient en plein lancement de leur « pacte du pouvoir de vivre », cela faisait écho à mes engagements personnels mais je n’avais pas de velléité particulière d’exercer une activité syndicale « professionnelle » à ce moment-là.
Et là, nouveau traquenard ! 😂
J’étais « un jeune » (je le suis encore hein) avec une expérience militante solide, un parcours tech assez rare dans le milieu syndical et je connaissais le « monde du travail indépendant ».
En septembre 2021, on me propose de siéger au CESE (Conseil économique social et environnemental) dans la commission travail emploi du groupe CFDT, j’ai tout de suite accepté.
J’étais parmi les 14 membres de la commission et je pouvais apporter un regard différent, fort de mes différentes casquettes. J’apprécie particulièrement cette organisation parce qu’elle arrive à avoir à la fois un regard d’envergure, systémique et sur le long terme.
Cela nous amène en juillet 2022, l’ancien président d’Union-indépendants, Stéphane CHEVET, me propose de devenir président de l’organisation, j’avais pas mal de bagages, j’avais géré pas mal de structures, je ne sais pas dire « non » face à un nouveau challenge (Rires), j’ai tout de suite dit oui !
J’ai donc pris la présidence d’Union en octobre 2022, j’ai quitté le salariat pour devenir freelance à temps presque plein, puisque j’ai gardé mon mandat au CESE et c’est là que l’on me contacte pour monter une boîte sur le reconditionnement d’appareils électroniques avec quatre autres associés, Smartpheed. L’objectif est d’accompagner les entreprises à reconditionner leur parc informatique, en faisant de l’audit, de l’évaluation environnementale, super intéressant, nouveau challenge … vous connaissez la suite 😂 …
Je me retrouve à gérer des salariés, je découvre un autre prisme avec les problématiques RH, de management, bref une autre belle aventure humaine !
Pour résumer, je fais 4 activités en même temps, je suis l’incarnation du « slasheur » ! C’est tout naturel pour moi de pouvoir en parler 😉.
Je parlerai d’une dernière chose qui a profondément marqué mon parcours que vous connaissez bien au sein de l’Archipel, c’est le programme Social Demain que Philippe CAMPINCHI et Denis MAILLARD ont créé.
J’étais dans la promo suivante à celle de Kévin GAILLARDET, ton cher associé et c’est juste une expérience incroyable avec de magnifiques rencontres que je recommande à tous les moins de 35 ans, donc pas toi par exemple😂 .
Petite question taquine au militant et Président d’Union-indépendant : Syndicalisme et freelancing, une utopie réaliste ?
De mon point de vue justement, ce n’est plus une utopie : on se dirige nécessairement vers un regroupement des personnes entre elles. Si l’on veut que le freelancing fasse partie intégrante de notre modèle sociétal, ma conviction est que l’avenir des indépendants c’est le collectif. Ils ont un intérêt économique à se réunir afin de partager leurs expériences, des missions, des conseils, mais ils ont aussi un intérêt social : en se regroupant on pallie certains effets inhérents au solopreneuriat, comme la solitude et l’isolement. Il faut qu’ils prennent leur avenir en main, qu’ils déterminent comment ils souhaitent, collectivement, contribuer à la société.
Le nouveau syndicalisme des indépendants sera selon moi incarné par les solopreneurs dont je parlais, souvent micro-entrepreneurs, le syndicalisme patronal classique ne répondant pas à leurs besoins.
On constate chez ces nouveaux indépendants une nouvelle manière d’exécuter l’activité professionnelle, un savant mélange entre la mentalité de l’entrepreneuriat et du salariat.
Il y a encore quelques années, les professions libérales réglementées incarnaient « l’indépendance ». Le visage de l’indépendant a changé aujourd’hui. Il y a un véritable « droit à l’expérimentation », une ouverture de classe, tout le monde peut se lancer, sans investissement lourd, quel que soit son lieu géographique et son origine social, il y a une véritable place à l’innovation, voire à l’inclusion grâce à ce régime.
Mon souhait est que l’on aide avec Union-indépendants les collectifs de freelances à se constituer : finalement nous ne ferions qu’accompagner une tendance qu’ils ont déjà eux-mêmes initiée : la plupart des freelances avec qui j’échange ont envie de se rassembler, ils ont la culture de « faire société ensemble », mais de manière différente à l’entreprise traditionnelle : ils souhaitent créer, construire des projets ensemble, avec une notion d’entraide et sans les systèmes hiérarchiques pyramidaux obsolètes. Tout le monde a besoin de tout le monde et chacun doit pouvoir apporter sa pierre à l’édifice.
En termes syndical, il faut trouver une place dédiée pour les freelances, une voie économique et commerciale. Il ne faut pas une « chaise supplémentaire » dans les négociations déjà existantes au côté des organisations syndicales et patronales classiques, mais créer des espaces de négociation dédiés comme dans les caisses de protection sociale par exemple ou avec les donneurs d’ordre comme l’ARPE le fait parfaitement avec les travailleurs des plateformes dont on reparlera, qui est une autre table de négociation, une table dédiée à un secteur, avec des règles commerciales spécifiques.
L’ARPE devrait d’ailleurs préfigurer selon moi un modèle de négociation plus large pour englober toutes les activités avec les travailleurs des plateformes.
Parle nous un peu plus d’Union-indépendants, sa genèse, ses objectifs, ses prochains rendez-vous ?
Deux dynamiques séparées sont à la genèse d’Unions-indépendants : d’un côté la CFDT transport qui s’est organisée en 2011/2012 avec l’arrivée d’UBER en France, des VTC puis des livreurs. Un peu plus tard, la F3C (Fédération conseil, communication et culture) et la fédération des services ont commencé à s’intéresser aux « slasheurs », dans les années 2016/2017. On commence à parler de ces « nouveaux travailleurs » portés par le régime de l’auto puis de la micro-entreprise, qui exécutent leurs missions le plus souvent seuls. La CFDT comprend vite que ces personnes ont finalement de nombreuses valeurs et problématiques communes et que les parcours professionnels sont en train de changer, et la Confédération décide d’impulser la création d’une structure dédiée à ces sujets d’évolution du travail.
Le point de bascule d’Union-indépendants est un accord politique passé avec l’UAE (Union des auto-entrepreneurs) le 16 mars 2021.
Une fois de plus, je pense que la CFDT est avant-gardiste, (oui je suis tout à fait objectif Rires), elle a constitué UNION avec un partenariat pour durer : en comprenant qu’il ne fallait pas maintenir cette opposition entre salariés et indépendants. Pourquoi ? Parce que les modèles changent : le parcours professionnel des personnes va les conduire, quand ce n’est pas déjà le cas, à changer plusieurs fois de statuts, passer du salariat à l’entreprenariat et vice versa. Certes aujourd’hui, la protection sociale se construit encore autour du statut salarié, mais quand on parle de personnes et de travailleurs finalement, le fil conducteur, c’est de bien vivre de son activité ! Il y a un socle de valeur sociétale commune entre les « nouveaux indépendants » et les salariés, et l’ancien monde patronal n’a pas la capacité, ni l’envie, de répondre à leurs besoins. Il faut bien comprendre que pour le patronat, ces deux populations, freelance et salariés, sont des ressources, pas des créateurs d’activité à proprement parler.
Petit sujet d’actu, comme j’ai rédigé sur le sujet récemment ton avis m’intéresse :
Que penses-tu de la Directive sur les travailleurs des plateformes ?
Les travailleurs des plateformes seront-ils bientôt tous des salariés ?
Non, je ne pense pas que tous les travailleurs des plateformes soient bientôt tous des salariés, ni qu’ils le souhaitent d’ailleurs, en tous cas pour la plupart d’entre eux ! Cette version de la Directive a trouvé un équilibre intéressant je trouve et ce pour au moins deux raisons :
- Aujourd’hui en France, seul le périmètre du salariat est clairement défini, la présomption de non-salariat qui nous fait déduire qu’un travailleur est indépendant est en effet toujours sujette à interprétation. Cela manquait de clarté, la Directive vient poser un cadre, définir ce qui est finalement de l’ordre de l’activité indépendante et ce qui ne l’est pas quelque part, on commence à entrevoir une ligne rouge qui se dessine pour le bien de tous. Les plateformes vont devoir se positionner très vite, changer leurs pratiques et ça c’est une très bonne chose.
- La partie sur la transparence algorithmique n’a pas fait couler beaucoup d’encre alors que selon moi c’est la partie du texte la plus importante et protectrice pour les travailleurs des plateformes en Europe, soit près de 28 millions de personnes tout de même rappelons-le.
Cette partie de la Directive caractérise selon moi un acte social européen fort.
Le texte prévoit en effet une transparence de « l’utilisation des algorithmes aux fins de la gestion des ressources humaines », en « s’assurant que les systèmes automatisés sont supervisés par un personnel qualifié et que les travailleurs ont le droit de contester les décisions automatisées ». Ces quelques lignes et toutes les applications qui vont en découler viennent concrètement protéger les travailleurs des plateformes face aux dérives de l’automatisation du travail en offrant des garanties et des contrôles que nous pourrons actionner en tant que représentants de ces travailleurs !
On vient donner de la protection aux indépendants dans l’exécution de leur travail, on vient encadrer l’économie de la tâche, la gig économie, on acte dans le marbre que les êtres humains ne sont pas que des machines travaillant comme un outil qui exécute ses tâches de manière automatisée. J’irai même jusqu’à dire que c’est un coup de canif une vision ultra libéraliste de l’entrepreneuriat, et de l’activité professionnelle en général, cela vient replacer les valeurs au bon endroit : les travailleurs ne sont pas juste des ressources remplaçables, on vient (re)mettre de la valeur humaine au centre de la question du travail.
Dernière question : les résultats des élections des travailleurs des plateformes sont tombés !
Union-indépendants est la première organisation chez les livreurs avec un score impressionnant de 37,15%, et troisième chez les VTC avec un 9,01% qui assure la représentativité d’Union ; peux-tu commenter ces résultats qui sont le fruit de ton travail en grande partie ?
Oui, en effet, ce ne fut pas chose aisée. Union Indépendants ressort très satisfait de ces élections. De manière globale, nous sommes devenus la seule organisation syndicale présente à la table des négociations à la fois pour les livreurs et les VTC, ce qui est à souligner. Ensuite, le résultat côté livreur est la consécration des actions d’Union Indépendants et de ses militants, notamment Fabian Tosolini, le délégué national en charge de ces sujets, qui a fait un travail remarquable. Cette place de première organisation chez les livreurs est l’aboutissement de nos actions d’accompagnement des livreurs, de sensibilisation et de rassemblement autour d’un projet commun, qui a convaincu car il est concret et en phase avec leurs attentes. Côté VTC, Union est également fière d’être à nouveau représentative. Avec plus de 20% de participation, les chauffeurs VTC ont su se saisir de l’occasion pour s’exprimer. Cette élection est une victoire mais aussi une prise de responsabilité : les livreurs et les VTC nous attendent au tournant pour obtenir des droits nouveaux, ambitieux et en phase avec leurs aspirations. Ces résultats démontrent notre capacité à mobiliser et à représenter efficacement les travailleurs indépendants, et nous motivent à continuer notre combat pour améliorer leurs conditions de travail et défendre leurs intérêts.
Ces élections sont révélatrices également pour tout le milieu des indépendants : le dialogue social a son intérêt et ce qui se passe à l’ARPE préfigure ce que le monde de l’indépendance pourra devenir !