En partant à la découverte des Formes Alternatives d’Activités au sein de notre archipel, vous avez sûrement aperçu l’îlot « Groupement d’Employeurs», associé au « temps partagé ». Les groupements d’employeurs sont des acteurs incontournables de l’emploi et du développement territorial. Et pour nous en parler, nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Alain Barcat.
Alain bonjour, nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2018, non loin de l’Elysée. Vous prépariez une réunion importante avec Pierre-André IMBERT, à l’époque conseiller social du Président de la République et qui est aujourd’hui son secrétaire général adjoint. Déjà, vous aviez à cœur de porter haut et fort la voix des Groupements d’Employeurs, et vous veniez de réussir l’exploit avec toute votre équipe du Centre de Ressources des Groupements d’Employeurs (CRGE) basé en Nouvelle-Aquitaine de signer avec plusieurs organisations syndicales et organisations patronales représentatives au niveau régional l’accord de 2018 des salariés de GE.
Ce qui m’a touché à l’époque, c’est votre sincérité, votre conviction et l’énergie que vous déployiez pour cette cause qui vous anime : développer les GE, montrer à quel point ce formidable outil de gestion peut être utile pour les entreprises mais aussi pour les salariés.
Beaucoup de choses se sont passées depuis, c’est aujourd’hui l’occasion d’en aborder quelques-unes et de convaincre ceux qui ne le sont pas déjà qu’il est plus que jamais temps de « libérer les GE » !
Première question, quelle a été la portée de cet accord, et quelles actions le CRGE a-t-il menées depuis en faveur du développement des groupements d’employeurs ?
Bonjour Fabrice. Depuis, effectivement il s’est passé beaucoup de choses, et nous avons mené de nombreuses actions avec le CRGE qui est toujours aussi dynamique depuis plus de 20 ans !
Je vais commencer par l’accord collectif régional de la Nouvelle-Aquitaine. Seul et unique en son genre, cet accord propose un nouveau cadre plus adapté à déjà près de 500 salariés travaillant à temps partagé. Il a permis de mettre en place des règles plus précises en matière d’accompagnement des salariés mis à disposition au sein des entreprises qui composent les GE.
Un point important est que, bien que ce soit un accord signé au niveau régional, tous les GE de France peuvent y adhérer !
Les conventions collectives auxquelles adhérent obligatoirement les GE lors de leur constitution ne traitent pas du cas particulier de la mise à disposition propre aux groupements, notamment quand ils sont dits multisectoriels, c’est-à-dire composés de plusieurs entreprises de secteurs d’activité différents.
Avec les organisations patronales et syndicales de la Nouvelle-Aquitaine qui ont négocié l’accord, avec le CRGE pour animateur, nous avons pallié les difficultés du droit existant en insérant des articles dédiés plus précisément à la mise à disposition de personnel.
Nous nous sommes basés sur les retours terrains des GE, en partant des bonnes pratiques existantes dans le secteur. Nous avons ainsi inséré des règles concernant la convention de mise à disposition, la question de la reprise de l’ancienneté en cas de changement d’entreprises des salariés, celle de l’intéressement, des frais de déplacement, question particulièrement importante quand on travaille pour plusieurs employeurs…
L’accueil de la part des GE eux-mêmes a été très bon. Six d’entre eux ont signé instantanément, d’autres ont signé un peu plus tard, après une mise à niveau de leurs pratiques.
La portée de cet accord va bien au-delà du symbole, il est devenu une référence, souvent cité par les pouvoirs publics comme une véritable étape dans la stabilisation et la sécurisation du parcours professionnel des salariés. C’est par exemple le cas du rapport RAMAIN sur la restructuration des branches d’activité, mais aussi de la Direction Générale du Travail (DGT) et la Direction Générale de l’Emploi et de la Formation Professionnelle (DGEFP).
Cet accord a déjà fait l’objet d’améliorations et d’adaptations. Ce texte suit au jour le jour les évolutions et les mutations de l’emploi. Finalement on peut le voir comme un accompagnement d’une stratégie de développement des compétences sur les territoires pour les entreprises, et pour les salariés !
Une commission de révision a tout de suite été mise en place, comme pour une convention de branche, et elle s’est déjà réunie plusieurs fois.
Par exemple, avec la multiplication du recours au travail à distance, la commission a réfléchi à la mise en place de critères spécifiques au GE pour le télétravail.
C’est un accord qui vit, les partenaires sociaux sont très actifs, et il va continuer à vivre, même si nous faisons beaucoup d’autres choses en parallèle.
Cette négociation nous a d’ailleurs fait réfléchir à plus long terme et de manière plus systémique. D’abord à notre rapport aux évolutions du travail en général mais aussi au manque de compétences auxquelles font face les entreprises dans nos régions. Cela nous a naturellement conduits à regarder de plus près la situation des salariés qui aimeraient rester dans leur région, « rester au pays » comme on dit, mais qui, sans accompagnement de type GE n’ont pas d’autre choix que d’aller dans les grandes agglomérations pour avoir un emploi qualifié !
Un exemple flagrant est celui du secteur du sport. Pour exercer son métier d’entraîneur sportif en région, à temps plein, sans partage d’activité entre plusieurs structures comme le permet le GE, c’est quasiment impossible sur le long terme.
Mon constat en tant que chef d’entreprise est que l’on forme des compétences sur les territoires dans beaucoup de domaines et ensuite on ne peut pas les garder parce qu’on n’a pas suffisamment d’heures à leur proposer…
Au CRGE, on a donc réfléchi avec toute l’équipe au facteur humain du travail, et on s’est confrontés aussi aux freins administratifs assez restrictifs pour les groupements d’employeurs.
Nous nous sommes rendu compte que l’évolution des règles du dispositif s’était faite de manière sectorielle. GE agricole d’un côté, Groupement d’Employeurs pour l’Insertion et la Qualification (GEIQ) de l’autre…, et les GE multisectoriels au milieu de tout cela, sans que ces derniers ne soient jamais vraiment pris en compte.
Il faut briser ces barrières, qui conduisent à un raisonnement par silo, et cela nous a amenés à imaginer un GE « du futur », un « GE unique » où les mêmes règles seraient applicables à tous. Un groupe de travail du CRGE s’occupe de ça.
En parallèle de ce groupe de travail, nous avons rapidement rédigé un livre blanc qui a été communiqué au plus haut sommet de l’Etat, au Ministère du travail et de l’Economie, à Pierre André Imbert également afin de faire valoir nos propositions. Cela a conduit à une saisine du Conseil Economique Social et Environnemental (CESE) par le Premier Ministre qui a repris la quasi-totalité des idées que l’on avait portées dans notre document. Nos préconisations ont globalement été entendues, même si aujourd’hui force est de constater que la mise en place tarde un peu, c’est tout de même une belle réussite.
Une autre action importante que nous menons avec le CRGE est de régulièrement proposer des amendements aux députés de nos circonscriptions, afin de faire évoluer la réglementation relative au GE, certains ont d’ailleurs été repris par les élus ! Mais le problème est toujours le même, le gouvernement ne donne pas réponse claire aux diverses sollicitations qui lui sont adressées, ou ne répond que de manière partielle, c’est l’une des raisons pour lesquelles nous discutons en parallèle avec les partenaires sociaux.
La crise sanitaire et économique que nous venons de traverser a encore plus exacerbé les conditions fondamentales du travail auprès des entreprises mais aussi auprès des salariés et ainsi accéléré la nécessité d’agir. Donc nous agissons !
Je suis moi-même chef d’entreprise et je ne peux donc m’empêcher de vous poser la question : pourquoi devrais-je rejoindre un groupement d’employeurs ? Ce n’est pas plus simple de faire appel à un intérimaire ?
Du point de vue du chef d’entreprise, ce sont deux engagements totalement différents.
Quand vous faites face à un surcroît ponctuel d’activité, ou à un besoin de compétences pointues sur un sujet donné, oui, bien sûr, les formes alternatives d’activité que sont le portage salarial, l’intérim et d’autres encore sont des solutions complémentaires auxquelles il ne faut pas hésiter à avoir recours.
Je parle bien ici de besoin ponctuel et/ou spécifique !
En revanche, si en tant que chef d’entreprise, vous vous inscrivez dans une démarche plus durable, si vos besoins sont par exemple liés à la saisonnalité ou à des projets sur le moyen/long terme, et que vous ne pouvez pas embaucher à temps plein, alors le GE est la solution idéale ! Concrètement, quand vous intégrez une personne via les GE, vous allez intégrer la personne au fonctionnement de votre entreprise : elle fait partie de votre personnel, évolue et grandit avec vous. Les salariés en GE exercent et affinent leurs compétences chez différents employeurs, en même temps. Ce sont de formidables « pollinisateurs » pour une entreprise, grâce aux bonnes pratiques apprises dans d’autres types de structures, de taille et de secteurs souvent différents.
Autre avantage pour les métiers saisonniers : la période d’intégration est très courte d’une année sur l’autre, la personne connaît déjà la maison. Et en général, si elle s’y sent bien, elle revient !
Enfin, si en tant que chef d’entreprise la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) est quelque chose qui compte pour vous, faire partie d’un groupement d’employeurs et embaucher des salariés mis à disposition via ce dispositif est un engagement fort par rapport à son territoire !
Une entreprise ne peut exister longtemps sur un territoire que si elle prend en compte les besoins de ce dernier ! Les salariés sont des femmes et des hommes qui vivent sur ce même territoire, avec un ancrage local fort… c’est chez eux.
Au-delà de toute vertu philosophique, on pourrait résumer en opposant l’aspect ponctuel de l’intérim versus le long terme et la pérennisation à travers les GE. C’est bon pour les chefs d’entreprise, pour les salariés, et bon pour leurs familles. Finalement c’est le faire société ensemble, on s’engage pour un projet commun : faire vivre et prospérer son territoire.
Pourquoi dès lors, les GE ne se développent-ils pas ? Qu’est ce qui bloque encore ? 11 lois en 30 ans, des soutiens financiers de plusieurs centaines de milliers d’euros par an … Pourquoi les GE, que le gouvernement semble vouloir encourager, ne sont pas utilisés dans toute leur potentialité ?
Les GE ont été institués comme une exception culturelle. Ils ne sont pas considérés, à tort, comme une solution d’intégration économique et sociale dans le pays. On les a dotés de mesures contraignantes qui n’ouvrent pas vers la diversité des compétences des salariés, et freinent les exigences des entreprises ! C’est particulièrement vrai pour les TPE, même si les PME sont aussi concernées.
Dans les différentes réglementations liées à l’entreprise, les GE ne sont pas pris en compte. En pratique, le résultat est que cela grippe tout le temps, et quand on est chef d’entreprise, on n’a pas le temps de gérer ce genre de choses.
C’est le cas pour de nombreuses règles relatives au droit du travail, mais aussi pour la TVA, pour l’accès à de nombreuses aides, pour la formation des salariés et développement de certaines compétences…
Il y a toujours quelque chose qui coince… Cela nous a fait réfléchir, et la réponse est apparue comme une évidence : il faut « débrider » les GE, les libérer de toutes ces contraintes tout en respectant un travail exemplaire en termes de ressources humaines.
Ce n’est pas très commun à notre époque de réfléchir ensemble à des solutions qui concernent le travail de tous. Beaucoup de réflexion autour de l’emploi se font par secteur d’activités, et chaque secteur pense en général en silo et pas de manière transverse. Alors que nous sommes tous concernés par les mêmes questions, dans le tourisme, dans la vente, ou l’artisanat : j’ai un salarié, j’en ai besoin pendant 3 mois, comment faire pour qu’il revienne chez moi ? Que peut-il faire pendant qu’il n’est pas chez moi ?
Quand on y pense, c’est fou : vous proposez 6 semaines de travail à quelqu’un, mais il va faire quoi les 46 semaines restantes ? C’est quoi son avenir ? C’est de notre responsabilité en tant que chefs d’entreprises de trouver des solutions.
Vous venez d’être réélu pour un troisième mandat consécutif, la passion des GE ne s’estompe donc pas. En quelques mots, c’est quoi votre projet et celui du CRGE à l’horizon 2025 ?
Tant que les GE seront considérés comme des formules expérimentales, alors que leurs réussites sont patentes dans de nombreux territoires, je continuerai à me battre au sein du CRGE pour les libérer des contraintes que je citais plus haut…Leur conditions d’exercice doivent intégrer la notion globale de développement d’une forme d’emploi et de partage de compétences stabilisée pour répondre aux vrais besoins des entreprises comme des salariés !
Ce n’est pas la solution à tout, je ne suis pas naïf, mais cela réglerait un certain nombre de problèmes, et ce pour des dizaines de milliers de TPE/PME et des centaines de milliers, voire millions de personnes qui souhaitent simplement exercer leur activité dans leur commune ou à proximité.
Quand on vit sur un territoire, on a parfois un sentiment de délitement. On a l’impression que l’on ne peut plus compter sur grand-chose. C’est assez naturel, notamment avec la situation sanitaire que l’on vient de traverser : entreprises comme salariés, nous sommes tous un peu perdus.
Tout le monde court un peu dans tous les sens, à la recherche d’une solution qui est lui est propre, on met des pansements sur une jambe de bois sans se poser les vraies questions.
On vit ensemble, et ce n’est qu’ensemble que l’on peut trouver des solutions pour que nos territoires puissent continuer à se développer, s’adapter à ce monde qui n’arrête pas de changer. En tant que chef d’entreprise, notre responsabilité va bien au-delà de la simple augmentation de notre chiffre d’affaires. On vit, on travaille, on se développe sur un territoire, s’il va bien, notre entreprise ira bien. Je prends très au sérieux les questions de responsabilité sociale des entreprises, et tout entrepreneur avisé en fait de même : on est dans le même bateau, qu’on le veuille ou non.
Le groupement d’employeurs est un formidable outil pour justement monter à bord de ce bateau et choisir un cap commun ! Le GE est une forme d’organisation du travail qui apporte une dimension sociale fondamentale qu’il ne faut pas oublier à l’ère d’un développement numérique à tout crin. Dans l’histoire, si, in fine, la construction sociale n’avait pas accompagné le développement industriel, cela aurait été le chaos, et à chaque fois qu’il n’y pas eu cet accompagnement ça l’a été.
Combien de temps encore allons-nous rejeter le progrès social ? On continue de s’exploiter les uns les autres, ou on travaille ensemble ? Le GE permet de le faire, tout simplement.
Le projet 2025, c’est donc, d’enfin libérer le GE !
Tous les moyens seront bons, et pourquoi pas passer par une couverture conventionnelle. Certains pensent que c’est un frein d’échanger et de négocier avec les partenaires sociaux, ce n’est pas mon cas. Je crois beaucoup au contraire au dialogue social et à la capacité des corps intermédiaires de se mettre autour de la table afin de trouver des solutions adaptées à la réalité du terrain.