Interview #2 – Patrick Levy-Waitz, Président de la fondation Travailler Autrement

mai 31, 2022

Bonjour Patrick, nous sommes ravis de te revoir avec Kévin et de t’interviewer aujourd’hui. Au-delà de l’importance que tu as dans notre parcours, tu fais partie des précurseurs d’une « autre manière de travailler en France ». Tu as pris la tête d’ITG en 2012, aujourd’hui leader du secteur du portage salarial, et tu as créé la fondation Travailler Autrement en 2013. Près de 10 ans après, les formes alternatives d’activité s’imposent pleinement dans le paysage de l’emploi en France. Tu es désormais à la tête de Freeland, un groupe qui pèse près de 350 millions de chiffres d’affaires, et qui offre des solutions d’accompagnements à toutes les personnes qui souhaitent devenir indépendants. Tu es Président de France Tiers Lieux et toujours engagé au sein du PEPS, organisation patronale majoritaire du secteur du portage salarial.

C’est le Président de la Fondation Travailler Autrement que nous allons interviewer aujourd’hui au sujet notamment de l’étude « Les Invisibles », plongée dans la France du Back Office, qui vient de paraître, coréalisée par le cabinet Occurrence avec la complicité de Denis Maillard et de Phillipe Campinchi que nous saluons.

Première question : avant d’entrer dans le vif du sujet, on l’a vu, tu mènes beaucoup de « combats », de projets en même temps : quel est le fil rouge Patrick entre toutes ces expériences ?

Je suis d’une génération qui a été marquée par des grands parents qui ont vécu la guerre étant enfants. Jusqu’à l’âge de 11 ans, j’ai été très marqué par des personnalités autour de moi qui avaient un idéal, celui d’une Europe des peuples, et une vision pour la France. Des personnalités avec un fort engagement et la volonté de mener des combats utiles, qui font avancer les choses.

Cela a grandement influencé ma manière de considérer l’engagement. J’essaie de savoir ce qui est utile et ce qui ne l’est pas, et de m’engager pleinement quand je le fais. J’ai ce désir de m’impliquer pour des causes auxquelles je crois, d’essayer de faire bouger les lignes sur des sujets qui me touchent et que j’estime important.

Le fil rouge, je crois que c’est l’enjeu humain, la place des Hommes dans la manière dont on structure une société. C’est ce « faire société ensemble » qui me guide et pour lequel je suis pleinement engagé. C’est pour moi un sujet central.

Une société ne peut fonctionner efficacement qu’avec des règles connues et respectées de tous. Je crois que l’engagement et le commun doivent être plus forts que l’individu.

Pendant 30 ans, on a fait monter l’individualisme au détriment du collectif. Tous les mouvements collectifs ont été affaiblis : l’Etat, l’Eglise, l’entreprise, la famille. Cela dit quelque chose de notre société.

La conséquence est malheureusement prévisible :  c’est la part belle au populisme. Les résultats de l’élection présidentielle le montrent bien. Et je crois que les réseaux sociaux ne font qu’amplifier ce phénomène. Ils jouent un rôle dans la séparation des communautés, beaucoup plus qu’on ne l’imagine.

Nous allons maintenant parler de cette passionnante étude : « les invisibles », une plongée dans la France du Back office publiée au mois de mars par la Fondation Travailler Autrement. 100 questions, 15 000 répondants, qu’est ce qui t’a conduit à réaliser cette étude de grande ampleur ?

Il y a eu deux points de départ : la crise des gilets jaunes et le covid. La crise des gilets jaunes d’une part avec l’expression d’une France qui désespèrent. Des citoyens qui ont le sentiment d’abandon et d’isolements profonds. Cette même France a continué de travailler pendant la crise du Covid et les confinements successifs.

J’avais le sentiment qu’on n’avait pas été assez loin, qu’on n’avait pas assez questionné ce qui avait émergé à ce moment-là.

Notre rapport à la vie a changé. C’est incontestable.

Notre rapport au travail également. Certains travaillaient de chez eux, dans des conditions plus ou moins difficiles, et d’autres ont continué à se rendre au travail malgré les risques et l’incertitude régnant autour de la pandémie. Une contrainte supplémentaire par rapport à une autre partie de la population.

Au fond, on a deux France qui apparaissent. Deux France qui ne semblent plus avoir la même communauté de destin. Cette fracture est plus intéressante et plus fine à analyser que la scission traditionnelle issue de la lutte des classes.

On a voulu aller en profondeur. Plutôt que de partir d’un état des lieux présupposé, nous avons fait le choix d’interroger les gens sur leur quotidien afin de faire émerger différentes typologies d’individus en fonction de leur vécu.

Je m’attendais à une dizaine de typologies différentes, mais en réalité seulement trois ont émergé de l’analyse des résultats : les Préservés, les Combattants et donc les Invisibles qui représentent, tu fais bien de le mentionner, plus de 40% de la population française.

Ce qui les caractérise, c’est qu’ils vivent sous une totale contrainte. On parle quand même de 40 % de la population française. Ils nous disent : je n’ai pas d’oxygène, j’étouffe, je ne peux pas respirer.

Il y a toujours eu des pauvres. Mais il y a encore trente ans, quand vous étiez pauvres ou modestes, vous partagiez le quotidien avec vos pairs. Le patron de votre usine pouvait habiter le même village, dans une belle maison mais quand même dans le même village. On faisait société ensemble. Le lien social, au fond, contrebalançait le fait d’être modestes. On se rassemblait par communauté de vie, on partageait le quotidien, on s’entraidait, on avait le sentiment d’avoir une existence et un destin communs. Bien sûr les contraintes financières étaient fortes, mais le lien social et la solidarité rendaient la vie plus douce.

Aujourd’hui, soyons honnêtes, ce n’est plus le cas. La contrainte financière est toujours là mais le lien social, la solidarité est moins présente. On est seul, on déprime, on est en colère, on se replie sur soi.

Je crois que l’éclatement de la cellule familiale a une lourde responsabilité dans ce basculement. Aujourd’hui, 13 000 000 de personnes sont seules en France, près d’une famille avec un enfant mineur sur 4 est une famille monoparentale (à 83 % une femme seule avec des enfants) : la société française a changé de nature.

On constate un effacement de ce que j’appelle le « faire société ».

Au travers de mon engagement pour les tiers lieux, j’ai rencontré ces français dans les territoires. Ils sont très présents dans nos vies mais on ne les voit plus.

On parle des soignants, des ouvriers à l’usine, des livreurs à vélo … ils partagent une communauté de destin et représentent le back office de la France, au sens noble du terme, ils font tourner la société dans la laquelle nous vivons.

L’étude dépeint une réalité très dure : Moins de salaire, moins de perspectives, absence de sens au travail, les « Invisibles » subissent en plus un management plus dur et plus « vertical » … t’attendais-tu à de tels résultats ?

J’insiste mais ce n’est pas simplement une question de rémunération. Les invisibles sont sous contrainte de tous les éléments de leurs vies : la mobilité, l’accès aux soins et aux droits, aux loisirs, et de manière plus large sur la question des conditions de travail. C’est très différent de ce qui caractérise un pauvre. La catégorie des invisibles est plus large.

L’étude a mis en exergue leur vécu au travail. Je ne m’attendais pas à ce que la posture debout et l’uniforme ressortent autant pour ces invisibles. A côté de cela, ils subissent un management vertical à contre-courant des aspirations de beaucoup d’entre nous.

Alors que les catégories des Combattants et des Privilégiés gagnent en liberté, que le télétravail s’installe dans leur quotidien, que l’on constate une plus grande « plasticité » pour ces catégories, celle des Invisibles est dans une exécution presque mécanique des tâches, sans avoir d’autonomie dans leurs réalisations ou dans la manière de les exécuter et avec la contrainte du temps.

L’écart sera bientôt si important que la fracture dans les entreprises va se creuser.

Cette étude raconte la façon dont il faut poser l’action politique dans le futur : action et engagement civique. Comment prendre à la racine les sujets et y apporter une réponse ?

La transition écologique par exemple est un véritable enjeu, mais ne nous trompons pas de sujet une fois de plus : posséder une voiture électrique et installer des bornes tous les 100 kilomètres, cela intéresse qui ? Les plus riches. L’ensemble de la population doit être inclue sur ces questions, pas uniquement ceux qui ont le plus de moyens. Il y a une décorrélation forte, presque violente, entre les discours et les injonctions d’une poignée, face au vécu de la majorité. Nous n’habitons pas tous dans les grandes villes et ne bénéficions pas tous de leurs infrastructures et de leurs évolutions en matière de transport, d’accessibilité ou même de cultures.

Prenons une mère célibataire qui n’a pas de solution de garde d’enfants. Ne lui parlez pas d’émancipation par le travail ! On ne doit réfléchir qu’à l’aune de la vie des gens.

Un des enjeux de société que l’on a selon moi est de reproblématiser ce que l’on traverse.

Il ressort au travers de l’étude une forte différenciation de situation entre les diplômés de l’enseignement supérieur, majoritairement représentés dans les catégories des Préservés et des Combattants, et les non diplômés, majoritairement « Invisibles ». Comment remédier à cela ?

Je crois que c’est moins un problème de diplômes que de valorisation de certains métiers.

Notre génération a été progressivement influencée par l’idée, à gauche comme à droite d’ailleurs, que travailler avec ses mains était moins valorisant que travailler avec sa tête. Le résultat logique est qu’il fallait absolument faire des études, dans le supérieur si possible.

Cette idée, devenue quasiment idéologique après mai 1968, a conduit à une dévalorisation quasi systématique de l’apprentissage, des métiers manuels et de l’industrie.

La désindustrialisation de notre société, idéologique avant d’être structurelle, a conduit de nombreux jeunes à ne plus vouloir exercer de métiers dans ces secteurs. On a tué l’industrie avec le rêve d’une société de services. Les métiers du savoir-faire ont été peu à peu abandonnés alors qu’on était le pays des savoir-faire.

A côté de cela, de nombreuses personnes ont poursuivi leurs études à l’université, mais l’inadéquation entre les formations qu’on a poussées et le marché du travail a fait beaucoup de déçus. Pour beaucoup, après 5 années d’études assidues, cela a été la douche froide : impossible de trouver un travail dans son secteur. Résultat des courses : chômage et déclassement. On met des gens dans le désœuvrement le plus total. Encore une fois cela crée des frustrations et de la colère.

Notre chance, c’est qu’en France, on aime la dépense publique. La relance est possible, et on a une occasion historique à ne pas rater. Nous pouvons encore relever le défi d’un retour à la production, donner envie aux nouvelles générations de devenir ingénieurs dans l’industrie, revaloriser les métiers manuels et du « care ». On peut encore faire un reset et relancer la machine française, nous sommes un pays innovant, on sait produire localement, nous avons les ressources nécessaires pour y arriver.

Tu déclares « il est capital de pouvoir leur redonner de l’espoir et une meilleure reconnaissance sociale, d’améliorer leur pouvoir d’achat, d’alléger leurs contraintes, de recréer de la proximité et du lien social, mais également de garantir un accès simple et lisible aux droits auxquels les « Invisibles » devraient avoir accès ». Comment on recrée la confiance qui s’est érodée pendant autant d’années ? Selon toi, le politique peut-il, encore, être à la hauteur de ces enjeux ?

Je suis assez frappé de l’inadéquation des partis politiques avec la société.

Les partis traditionnels se sont fractionnés. On tient Emmanuel Macron responsable de ce désagrègement mais je pense que c’est l’inverse. C’est parce que les partis traditionnels ont raté quelque chose qu’En Marche a émergé.

A titre personnel, je suis convaincu de deux choses.

La première est que l’Etat et les collectivités territoriales doivent repartir de la vie des gens pour redéfinir des projets politiques. Il faut faire de la politique à hauteur d’Homme et renverser le paradigme !

C’est très compliqué parce que la puissance publique est née d’une alliance entre Gaullistes et Communistes qui sont très centralisateurs et planificateurs. Donc on part de loin.

Mais il faut créer les conditions pour que cela puisse se faire et être capable de prendre le risque de faire confiance. La société de la défiance nous tue.

La deuxième est qu’il faut qu’on redise aux français, qu’on ne peut pas tout attendre des politiques. Le « quoi qu’il en coûte » était nécessaire pendant la crise covid mais attention à ne pas laisser croire aux français que la société française est sans risque.

La prise de risques doit être encouragée et on doit trouver les chemins qui nous permettent de porter une attention plus grande aux plus modestes. C’est possible. Je cite souvent en exemple l’expérimentation Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée.

Nos concitoyens ont la capacité de faire bouger les lignes. La société doit retrouver son envie de faire. Il y a quand même quelque chose de frappant : on entend souvent que les Français ne s’engagent pas, mais c’est faux : nous avons 20 millions de bénévoles dans notre pays, les gens agissent, même s’ils votent moins.

Il faut s’appuyer sur cette force pour redonner de l’espoir.

Le rôle du politique est d’orienter, de simplifier et de faciliter. L’écologie est un bon exemple, l’inspiration vient du peuple, c’est aux collectivités territoriales d’agir localement, et à chacun d’entre nous de changer nos habitudes ; mais l’Etat doit être un facilitateur de changement sociétal et prendre des mesures adaptées aux enjeux.

Si je devais résumer, je dirais qu’il faut donc passer d’une société de la défiance et du repli à une société de confiance et de communauté de destin : il y a deux bouts à la ficelle, l’Etat et les citoyens, l’un ne fonctionne pas sans l’autre et ensemble ils peuvent faire de grandes choses ensemble.

Enfin, je crois qu’il faut réinterroger la nature du capitalisme. La recherche d’une rentabilité à deux chiffres doit prendre fin. Les peuples ne l’accepteront plus. Nos gouvernants doivent en prendre conscience très vite.

C’est quoi le prochain projet de Patrick Levy-Waitz ? La politique, la famille ?

J’ai passé 10 ans de ma vie dans l’engagement citoyen, 10 années entièrement dédiées à mon activité économique et cela fait maintenant 10 ans que je partage mon temps entre une activité professionnelle très prenante et un engagement qui ne l’est guère moins.

Ce qui ferait sens pour moi maintenant serait de passer la dernière partie de ma vie professionnelle au service de l’intérêt général.

En m’engageant dans la politique, ou dans l’associatif, peu m’importe : l’idée c’est de m’engager, de faire quelque chose d’utile et surtout d’avoir les mains libres pour le faire. Je pense que France Tiers Lieux ne serait pas ce qu’il est si j’avais exercé des responsabilités au sein du gouvernement. C’est parce qu’on a pu penser différemment que c’est aujourd’hui une si belle réussite.

La question de l’enfance des rues, les enfants sans foyers, en France mais aussi dans le monde, m’a toujours beaucoup touchée. Mon prochain engagement ne sera sûrement pas très éloigné de ce sujet.

Par Fabrice Richard, Co-fondateur & associé de La Faabrick Cherdet et du média l’Archipel

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